En voiture...
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4 août 1994. Je viens de passer cinq semaines à Jérusalem. C'est ma sixième ou septième visite depuis juillet 1992 quand j'ai mis les pieds en Palestine pour la première fois depuis 1948. Mais c'est la première fois que je passe autant de temps dans et autour de la ville, et que j'y circule dans une voiture que je conduis moi-même. Il y a dans ce fait un mélange insoupçonné de normalité et d'étrangeté, d'insertion et de distanciation. Avec une voiture de location, j'ai eu un autre regard sur la ville, sur sa division et son unité, sur les termes de la négociation à venir. A l'arrêt ou en marche, «ma» Fiat Uno m'a fait voir la nouvelle bataille de Jérusalem entre Israéliens et Palestiniens, et m'y a fait même participer d'une certaine façon.

Au départ, il y avait évidemment mon choix. C'est moi qui avais décidé de louer une automobile, c'est moi qui avais décidé qu'elle devait porter une plaque d'immatriculation israélienne, c'est-à-dire de couleur jaune, et non de couleur bleue comme pour les voitures de Cisjordanie. Avais-je ainsi, par le simple fait de la location d'une voiture «israélienne» auprès d'une agence palestinienne à Jérusalem-Est, reconnu l'annexion de la Ville et sa séparation du reste de la Cisjordanie? Ou au contraire mon choix signifiait-il que toute la Palestine du mandat devra finalement se reconstituer, qu'il n'y a aucune différence entre Jaffa, Tel-Aviv, Jérusalem et Ramallah ? Je me suis efforcé d'ignorer ces enjeux idéologiques d'ailleurs contradictoires et de me laisser guider par la «nécessité» : il fallait que je sois en mesure d'aller chaque jour de Jérusalem à l'Université de Birzeit, de traverser le territoire israélien pour arriver jusqu'à Gaza, d'aller dîner si j'en avais subitement l'envie dans un restaurant de Jaffa. Cette liberté, je ne l'aurais pas eue avec l'immatriculation réservée à la Cisjordanie.

Quoi qu'il en soit, mon choix s'arrêtait là. A partir de ce point, je ne faisais plus participer ma voiture à la bataille de Jérusalem, mais c'était elle qui m'y faisait participer malgré moi. Car ma voiture m'attribuait maintenant une identification politique, si ce n'est une identité. Par esprit lucratif, mon loueur, comme tous les loueurs, affichait son nom commercial sur les quatre côtés de la carrosserie. Par tradition et sagesse politique, le nom figurait en gros caractères en arabe et en anglais. Le conducteur et les passagers étaient donc fichés d'avance : ils ne pouvaient être que des Palestiniens de l'extérieur venus visiter le pays ou des touristes sympathisants des Palestiniens. Partout où je me déplaçais ou me garais, ma voiture faisait en mon nom cette proclamation solennelle sur la voie publique.

La plaque jaune me permettait de circuler «en toute légalité» en Israël et à Jérusalem. Le nom commercial me permettait de circuler «en toute légitimité» en Cisjordanie. Mais, bien entendu, c'est en Israël, à Jérusalem-Ouest et dans les implantations juives de Jérusalem-Est que la question de la circulation en toute légitimité, ou si l'on veut, en toute impunité, physique ou morale, se posait. Où donc réside cette légitimité ? Est-elle investie dans l'attitude et les regards des Israéliens face à la voiture intruse, ou fait-elle partie de la subjectivité du conducteur qui en entrant dans cet espace ne s'identifie pas à ses résidents et le fait savoir ? Le fait est que seule la Uno, alors inoccupée la nuit, mais par deux fois, subit les dommages physiques de l'Israélien déligitimant: pneus défoncés, rétroviseurs arrachés. Mais qu'en est-il au point de vue des dommages moraux subis ou imposés ?

Je suis incapable de dire si ma voiture, par ses passages dans cet espace peuplé d'Israéliens, a contribué à un dommage ou à un bénéfice moral. Ce que je sais, c'est qu'au début, la voiture avait tendance à rouler tout droit, sans tangage ni roulis, son volant bien tenu par les deux mains, son conducteur regardant droit devant. A la différence du piéton anonyme, il est techniquement, ou même politiquement, difficile de faire marche arrière dans des rues à fort trafic. Il y avait donc une certaine tension, l'idée qu'il valait mieux éviter cet espace autre. Attention, il n'y avait pas, je pense, la crainte d'une agression, mais il y avait la crainte du saut dans l'inconnu, extérieur et intérieur, la crainte que ses propres sentiments ne puissent pas y être maîtrisés, ou, pire, qu'ils le soient trop facilement. Cet espace autre n'était-il pas à l'origine, en 1948, ou hier seulement en 1967, un espace palestinien ? La Fiat avait peur de savoir si, en passant du côté israélien, et surtout du côté des implantations de Jérusalem, elle refusait la désappropriation de l'espace, elle tentait de se le réapproprier, ou si elle admettait sa désappropriation. 

Mais, petit à petit, au bout de quelques jours, c'est une conduite nonchalante quelquefois, le souci de ne pas se laisser arracher les priorités d'autres fois (c'est-à-dire la lutte implacable pour l'occupation de la meilleure position sur la voie publique entre le conducteur qui retrouve ses réflexes des rues beyrouthines et le conducteur israélien), la possibilité de ne plus se contenter d'un échange de regards furtifs, qui prennent le dessus. La bataille pour Jérusalem et les territoires occupés, la bataille intérieure des sentiments j'entends, se termine, momentanément, en une neutralisation de ceux-ci. Il ne s'agit pas d'une maîtrise des sentiments, ni même d'une normalisation, mais d'une mise entre parenthèses, ou plutôt d'un compartimentage, en attendant peut-être une lente évolution ou un événement soudain qui permette leur expression sous une forme ou sous une autre. La voiture comme acteur, forçant un peu la main de son conducteur, le trahissant, a terminé son rôle. Elle redevient ce qu'elle devait être dès l'origine, un instrument, l'auxiliaire du témoin.

Mais là, le témoin est sous le choc. Là, la possibilité qu'offre la voiture de se déplacer rapidement d'un quartier à l'autre, d'être à quelques minutes d'intervalle sur le sommet d'une colline et au creux d'une rue grouillante, annonce l'issue de la bataille pour Jérusalem. J'avais beaucoup lu, beaucoup entendu à propos de l'expropriation des terres palestiniennes, de la construction des nouveaux quartiers juifs, de la marginalisation des quartiers arabes. Ma Fiat m'a permis de constater des dégâts que je n'avais jamais soupçonnés en déroulant le plan de la ville ou même en y marchant comme piéton. Rien de plus facile que de se déplacer de Jérusalem-Ouest vers les quartierrs israéliens construits dans et autour de Jérusalem-Est : les grands axes routiers construits ou en construction sur des terres palestiniennes émiettent les localités arabes, les isolent les unes des autres. Mais le plus ahurissant pour un conducteur peu familier des lieux comme moi et qui veut aller d'un point à un autre du même quartier arabe pas plus grand qu'un mouchoir de poche, c'est de découvrir soudainement là un sens interdit, là un cul de sac, là un feu tricolore qui vous oblige à sortir du quartier auquel vous tenez le plus au monde à ce moment-là, vous plonge irrémédiablement dans ce grand axe routier que vous ne pourrez quitter que quelques centaines de mètres plus loin pour vous retrouver dans un autre ilôt arabe qu'il vous faudra encore quitter pour parvenir à grand peine au point de destination pourtant tout proche à l'origine. Les colons israéliens de la région de Jérusalem ont vraiment de la chance : la science de l'urbanisme a été efficacement mise au service de leurs déplacements et de leur occupation du sol.

Le combat est inégal. D'un côté, il y a un gouvernement qui contrôle le territoire et qui s'active politiquement et diplomatiquement pour le contrôler à jamais ; du même côté, il y a une municipalité qui utilise pour la conquête du tissu de Jérusalem le pouvoir exclusif de la planification urbaine. De l'autre côté, il n'y a, à part le programme politique palestinien, que la vie quotidienne des Palestiniens de Jérusalem. Pourtant, malgré ce combat inégal, malgré la perte apparente de la bataille dont ma voiture a été le témoin, la bataille n'est pas terminée. La vie quotidienne des Palestiniens de Jérusalem est le principal atout de leur résistance. Leur perception qu'ils sont sous occupation, le fossé qui se creuse entre Juifs et Arabes malgré ou plutôt du fait du maillage unificateur de l'espace enlèvent toute crédibilité à l'idée de ville unifiée sous contrôle permanent israélien.   

 Il y a un seul endroit où j'étais content de ne pouvoir circuler en voiture : la Vieille ville. J'ai pu conquérir les nouveaux quartiers israéliens de Jérusalem-Est en y entrant avec ma Uno. La Vieille ville m'a conquise en interdisant à ma voiture de la souiller et en m'obligeant à, ou plutôt en m'offrant le plaisir d'y déambuler à pied. Il y a là peut-être une leçon à méditer : puisque ma Uno a pu y circuler, aucune implantation des territoires occupés ne sera aussi solide que la Vieille ville. A moins que l'identité de ma voiture de location (au fait elle-elle palestinienne ? est-elle israélienne ?) ne symbolise l'ambiguïté peut-être positive de la solution à venir pour Jérusalem et pour le partage palestino-israélien.