L'agression israélienne contre le Liban: dérégulation ou dérèglement du conflit ?
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La campagne militaire d’envergure déclenchée par l’armée israélienne contre le Liban, ses infrastructures, ses institutions et sa population civile au lendemain de l’enlèvement de deux de ses soldats et de la mort de trois autres sur sa frontière nord le 12 juillet, quelles que doivent en être les suites aujourd’hui encore largement imprévisibles, a déjà changé la donne au Moyen-Orient, faisant entrer un conflit aujourd’hui centenaire non seulement dans une sixième guerre israélo-arabe, mais aussi dans une nouvelle phase, marquée par l’entrée en vigueur de nouvelles « règles du jeu », selon l’expression des dirigeants israéliens. Il se pourrait bien, cependant, que cette dérégulation se révèle n’être qu’un nouveau, vaste et funeste dérèglement.

Cette opération, que l’état-major israélien, en hommage au passé syndical du ministre de la Défense, avait tout d’abord intitulée « Juste salaire », avant de la rebaptiser « Changement de cap », faisait suite, et couvrait de son ombre la campagne de destructions massives et d’assassinats déclenchée par le gouvernement israélien dans le territoire de la bande de Gaza le 26 juin, sous le nom de code plus poétique encore de « Pluie d’été », au lendemain de la mort de deux soldats israéliens et de l’enlèvement d’un troisième au cours d’une opération menée par un commando palestinien. Des dizaines de victimes, des centaines de blessés, en majorité des civils, parmi lesquels plus d’un tiers d’enfants. Mais, bien sûr, au Liban, après un mois de bombardements, plus d’un millier de civils libanais ont été tués, des dizaines de milliers ont été blessés, près d’un million de personnes ont été déplacées, les infrastructures du pays – les ponts, les routes, les ports, les aéroports, les dépôts d’essence, les installations industrielles, les centrales électriques – ont été détruites… A l’ombre de cette mégacatastrophe humanitaire, les proportions du massacre à Gaza semblent « modestes », et les exécutions extrajudiciaires, dommages collatéraux et enlèvements qui se poursuivent en Cisjordanie semblent procéder de la routine. De l’occupation elle -même, du bouclage et de la colonisation, de la construction du mur et de la purification ethnique à Jérusalem, on ne parle plus. Comme quoi, un crime peut toujours en cacher un autre !

L’enchaînement des séquences de cette nouvelle guerre, car c’est bien de cela qu’il s’agit, est pourtant transparent. En effet, si l’acte de guerre « isolé » du Hezbollah contre une position militaire israélienne, après une longue période de respect du cessez-le-feu, ne crée pas en lui-même un état de guerre entre Israël et le Liban, le pilonnage du territoire israélien par les roquettes du Hezbollah (plusieurs dizaines d’Israéliens tués, plusieurs centaines de blessés sous les tirs des Katiouchas) fonde, a posteriori, une apparente réciprocité (même dans la disproportion) de la légitime défense. Il y a donc une guerre entre Israël et le Hezbollah, depuis longtemps reconnu officiellement par l’Etat libanais comme expression de la résistance nationale, et faisant fonction de substitut à l’Etat libanais dans la zone autrefois occupée par Israël, indépendamment de son rôle et de sa place dans les institutions, le gouvernement et la vie politique au Liban.

Dès le début de la campagne, les dirigeants israéliens en annoncent les objectifs proclamés : il s’agit purement et simplement de désarmer et, en fait, de détruire le Hezbollah. Accessoirement, il s’agit aussi de « punir » le Liban. Après plus de trois semaines de combats, et des revers imprévus, dont l’impact international du deuxième massacre de Cana – le premier, on s’en souvient, avait eu lieu le 18 avril 1996 –, ces objectifs sont revus à la baisse : il ne s’agit plus que de se targuer d’avoir porté un coup mortel à l’infrastructure de l’organisation, et de saisir une bande de territoire au sud Liban, autant que possible vidée de toute population, en se proclamant disposé à l’évacuer en faveur d’une force multinationale dont Israël se réserverait le droit de choisir la composition. Pendant que les Américains et les Français continuent de négocier les termes de la résolution du Conseil de sécurité censée définir le mandat de cette nouvelle force, et face à l’opposition du gouvernement libanais, Olmert, qui sent le vent tourner, sur le terrain comme dans les chancelleries, et même dans l’opinion israélienne, officiellement unanime et mobilisée comme un seul homme (mais après trois semaines de combats, on compte un premier officier refuznik et 5000 manifestants contre la guerre à Tel-Aviv), met encore un peu d’eau dans son vin et accepte de placer un éventuel cessez-le-feu sous la surveillance d’une FINUL renforcée. Ce qui ne l’empêche pas de proclamer qu’étant donné que ce cessez-le-feu ne serait pas respecté par le Hezbollah, les opérations israéliennes au Liban se poursuivraient.

Quatre semaines après le début des hostilités, les bombardements israéliens sur le territoire libanais, comme les tirs de roquettes du Hezbollah sur le nord d’Israël, se poursuivaient, il n’y avait toujours pas de cessez-le-feu, et toujours pas d’accord international pour exiger et imposer un cessez-le-feu immédiat et inconditionnel. Car l’exigence, qui semble élémentaire, d’un arrêt des opérations militaires, qui s’est toujours imposée comme impérative dans l’ensemble des conflits armés depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale et la création de l’ONU, se heurte ici à l’opposition israélienne à un cessez-le-feu immédiat. Dans une première et longue période, cette opposition a été fermement soutenue par Washington et Londres, et plus ou moins mollement déplorée par une « communauté internationale » soumise ou résignée à son impuissance. Il s’agit en fait d’une autorisation formellement donnée à Israël de poursuivre ses meurtrières opérations et son terrorisme d’Etat contre le peuple et l’Etat libanais. C’est là une des nouveautés de cette configuration. Le recours à la guerre comme instrument de la politique trouve ici une légitimation qui réduit à néant les acquis de décennies de lutte pour la primauté du droit international. Au lendemain de l’échec programmé de la conférence des ministres des Affaires étrangères à Rome, le 27 juillet, le secrétaire général de l’ONU s’était rabattu sur l’exigence d’une trêve humanitaire de trois jours, exigence d’ailleurs immédiatement rejetée par l’envahisseur, qui acceptait un « couloir humanitaire » à durée limitée, inaugurant ainsi un nouveau modèle de conflit où les Etats acceptent et cautionnent l’état de guerre tout en y aménageant des dispositions et des procédures permettant des allègements partiels et momentanés de la souffrance des populations civiles. Il faudra attendre le trente-troisième jour des combats pour que le gouvernement israélien accepte la résolution 1701 du Conseil de sécurité, stipulant le cessez-le-feu, dont l’application reste à ce jour hautement problématique.

Dans la bande de Gaza comme au Liban, c’est l’enlèvement de soldats israéliens au cours d’opérations à caractère clairement militaire qui sert de prétexte au déclenchement d’opérations que les Européens qualifient pudiquement de « disproportionnées ». Comme si les attaques et opérations suicides contre des civils étaient tolérables, puisqu’elles se transforment en avantages moraux et politiques pour les victimes, tandis que des faits d’armes « classiques », voire héroïques, risquent de porter gravement atteinte au moral des armées. La réalité, c’est que dans les deux cas, il s’agit d’opérations programmées de longue date, qui n’attendaient que leur prétexte – et dans les deux cas il faut bien reconnaître que le prétexte leur a été fourni.

L’escalade, commence, rappelons-le, dès les élections de janvier 2006, qui portent le Hamas au gouvernement de l’Autorité palestinienne. Boycotter, affamer, renverser, et finalement détruire le « non-partenaire » devient l’ordre du jour, et la recrudescence spectaculaire des assassinats et des enlèvements en Cisjordanie est suivie d’une campagne d’attaques aériennes et terrestres dans la bande de Gaza, marquée par une prolifération de bavures et de massacres. A partir du 25 juin, une « Pluie d’été » de plomb et de mort s’abat sur la bande de Gaza, et c’est dans ce contexte que survient, le 12 juillet, l’opération du Hezbollah, ouvertement présentée par Hassan Nasrallah non seulement comme une action en faveur des prisonniers libanais, mais également comme un geste de solidarité envers les prisonniers palestiniens dont les ravisseurs du caporal Gilad Shalit réclament la libération.

Si l’enlèvement d’un soldat à Gaza et de deux au Liban prend les services du renseignement israéliens par surprise, l’ampleur de la réaction israélienne étonne l’opinion, et même le Hezbollah lui-même. D’emblée les dirigeants israéliens annoncent qu’ils entendent faire payer très cher à l’Etat et au peuple libanais leur complaisance à l’égard du Hezbollah, et qu’ils ne font que mettre en œuvre, par la force des armes, la résolution 1559 du Conseil de sécurité de l’ONU. Intention pour le moins paradoxale à la lumière de l’hostilité israélienne à l’encontre de l’ONU, de la non-application par Israël de plusieurs centaines de résolutions de l’ONU, dont plusieurs dizaines de résolutions du Conseil de sécurité, et du fait que l’aviation israélienne n’hésite pas à attaquer des installations de la FINUL et à mitrailler les observateurs internationaux !

Ce qui étonne le plus, cependant, c’est le soutien international quasi unanime à cette agression sans précédent, manifeste dans la lenteur et les méandres des démarches prétendument diplomatiques qui accompagnent et entérinent la poursuite des opérations militaires en refusant de lui fixer un terme. Car comme le dit la secrétaire d’Etat américaine lorsque le Liban commence à implorer un cessez-le-feu, « une cessation immédiate des hostilités ne servirait pas nos objectifs ». Dès le premier jour, en effet, le gouvernement israélien a situé son offensive dans le cadre global de la guerre contre le « terrorisme », et l’administration américaine a avalisé cette prétention. Alexander Haig, en 1982, au moment de la deuxième invasion israélienne du Liban, avait dû démissionner après un lapsus malheureux où il avait dit « nous » en parlant du commandement israélien. Ces temps sont bien révolus, et le Département d’Etat comme la Maison Blanche ont désormais avec les stratèges israéliens des objectifs communs proclamés. Au cours des semaines et avec l’enlisement israélien dans des opérations de plus en plus coûteuses en vies civiles libanaises, cette unanimité va se fissurer autour du calendrier de l’arrêt des combats. Mais les tensions qui émergent, tant au sein du cabinet israélien lui-même qu’entre ce dernier et ses protecteurs américains, ne doivent pas masquer la profondeur et l’inconditionnalité du soutien. Nous y reviendrons.

Pendant plusieurs semaines, et en dépit du caractère immédiatement massif des destructions infligées au Liban, l’ensemble des instances internationales, y compris l’Union européenne et l’ONU, fait précéder toute déclaration au sujet des hostilités d’une reconnaissance, dont la solennité touche au rituel, du droit d’Israël à se défendre. Cette formule, conçue pour protéger l’Etat hébreu de toute condamnation, lave ce dernier de toute intention agressive, alors qu’il est clair pour tous que ces opérations étaient programmées de longue date. Il n’est donc pas inutile de s’arrêter un instant sur ce qui apparaît trop facilement comme un postulat.

Qui, ici est l’agresseur, et qui est l’agressé ? Double question, légale et technique. Qui a le droit de se défendre, contre quoi, où et comment ? On ne saurait ici faire l’économie d’un examen dépassionné des définitions et des normes internationalement en vigueur à ce propos, ce qui requiert une certaine précision. La bande de Gaza n’est pas le Liban, et des opérations militaires dirigées contre des installations et des troupes d’occupation, au contraire des attaques dirigées contre des civils, ne procèdent pas du terrorisme et ne constituent pas des crimes de guerre.

Les tirs de roquettes artisanales (les Qassams) depuis la bande de Gaza sur le territoire israélien, qui visent – ou plutôt frappent sans viser, et la plupart du temps visent sans frapper – les populations civiles du sud d’Israël, constituent effectivement une violation flagrante des Conventions de Genève. Mais la pluie de mort estivale qui s’est abattue sur ce petit territoire surpeuplé et toujours soumis, du point de vue du droit, à une occupation militaire illégale, ne s’est pas déclenchée à cause de ces tirs, qui ont commencé il y a plusieurs années, intermittents, la plupart du temps inefficaces et sporadiques, mais en réaction à une opération militaire palestinienne parfaitement légitime du point de vue du droit – même si on la juge malvenue, voire catastrophique du point de vue de ses conséquences politiques. En tout état de cause, l’occupation militaire illégale du territoire palestinien par Israël depuis trente-neuf ans place ce dernier en position d’agresseur permanent.

De même, les tirs de missiles envoyés par le Hezbollah sur le territoire israélien, frappant à l’aveuglette des populations non- combattantes, procèdent indubitablement de la violation du « droit humanitaire de la guerre ». Mais ces tirs n’ont commencé qu’après le début des bombardements israéliens sur le Liban, déclenchés après une opération du Hezbollah contre un poste militaire israélien sur la frontière israélo-libanaise. Il s’agit donc d’une justification a posteriori. Il est d’ailleurs remarquable que la proportion des civils et des combattants parmi les victimes soit aussi diamétralement opposée de part et d’autre : 90 % des victimes libanaises sont des civils, tandis que plus de 80 % des victimes israéliennes sont des militaires, une proportion qui a crû en flèche à l’occasion de l’invasion terrestre décidée par le commandement israélien quelques jours avant le cessez-le-feu.

L’argument selon lequel l’enlèvement des deux soldats aurait eu lieu du côté israélien de la frontière est également bien fragile, étant donné que l’évacuation du sud du Liban par Israël en mai 2000 avait été unilatérale, sans accord avec le Hezbollah sur le terrain, et que contrairement à l’ONU, l’organisation n’a jamais reconnu le tracé de la frontière résultant de ce retrait. En outre, les forces israéliennes n’ont pas cessé de procéder à des incursions armées du côté libanais de ce tracé disputé, sans mentionner l’occupation continue du secteur des fermes de Shebaa dont la Syrie vient de reconnaître expressément qu’il s’agit d’un territoire libanais. On voit donc mal pourquoi le droit de poursuite ne s’exercerait que de façon unilatérale.

Au chapitre des hypocrisies, il faut compter le discours vertueux contre le Hezbollah en tant qu’organisation terroriste. Le Hezbollah fait partie du Parlement, des institutions et du gouvernement libanais, il était partie prenante aux accords de cessez-le-feu garantis notamment par les Etats-Unis et la France, et reconnus par Israël avant l’évacuation israélienne du sud. Il est incontournable dans le jeu politique libanais, indépendamment du fait qu’il est militairement plus fort que l’Etat libanais, qui l’a depuis longtemps officiellement reconnu comme mouvement de résistance nationale, dont l’intégration au sein des forces armées libanaises régulières doit être négociée dans le cadre politique libanais.

Cette guerre, que le gouvernement israélien refuse de qualifier de guerre, et que la chaîne de télévision El-Jazirah a tout de suite baptisée « la sixième guerre », se présente de prime abord comme une série de surprises. En matière militaire, la surprise, c’est la défaillance des services du renseignement israéliens, qui n’avaient prévu ni l’opération du 25 juillet dans la bande de Gaza, ni celle du 12 juillet sur la frontière libanaise. Et puis le Hezbollah est plus fort, plus résistant, beaucoup plus résistant que prévu. Les milliers de roquettes qui continuent à frapper le territoire israélien, après quatre semaines de campagne aérienne et terrestre, signifient déjà un échec, et, pour le commandement israélien, ce revers est une mauvaise surprise.

Mais il ne fait aucun doute que les chefs du Hezbollah ont également été surpris par l’ampleur et la disproportion de la réaction israélienne. Sans doute aussi par la capacité de la société israélienne à assumer, au moins dans un premier temps, et avant que ne se taisent les canons, le prix de cette guerre.

La question que de nombreux observateurs n’ont cessé de se poser, c’est de savoir si l’Iran, central objet du ressentiment américano-israélien, et son allié syrien qui a permis l’armement et la structuration du Hezbollah, ont joué un rôle dans cette affaire. Tout en se défendant de vouloir les provoquer directement, les dirigeants israéliens n’ont cessé de les accuser. Mais ces accusations sont génériques, elles concernent le soutien politique, moral et matériel des deux régimes au Hezbollah, et s’inscrivent dans la campagne américaine pour diaboliser et isoler l’Iran. Vu les relations historiques entre le centre de gravité iranien du chiisme et les chiites du Liban, comme d’Irak, il s’agit d’un axe confessionnel, mais aussi culturel et politique, qui n’est un secret pour personne. Cela ne vient pas étayer l’hypothèse selon laquelle Téhéran aurait recherché une diversion à la crise du nucléaire iranien et qu’il y aurait eu provocation, suivie d’une surenchère israélienne imprévue – et finalement un mauvais calcul.

L’autre question en filigrane, c’est la réalité de la position américaine : le soutien de Washington aux opérations israéliennes procède-t-il de la complaisance et de la complicité américaine « ordinaire » avec la brutalité israélienne, ou bien s’agit-il véritablement d’objectifs communs, voire d’objectifs spécifiquement américains dont Israël ne serait que l’exécutant ? A la mi-août, les rumeurs se précisent, dans la presse américaine elle-même, à propos de tractations israélo-américaines ayant précédé la campagne contre le Liban, tractations au cours desquelles certains interlocuteurs américains auraient encouragé l’état-major israélien à attaquer la Syrie, voire l’Iran, offre que les Israéliens auraient poliment déclinée.

Il convient d’intégrer à cette description les paramètres politiques israéliens. Pour la première fois depuis de nombreuses années, le gouvernement israélien est dirigé par deux civils, Ehoud Olmert et Amir Peretz. Lorsque des généraux comme Rabin, Barak ou Sharon étaient à la tête du gouvernement, ils pouvaient quand ils le voulaient imposer des décisions politiques à l’échelon militaire. Tandis que ces 

deux civils, soucieux de faire leurs tardives preuves, sont totalement manipulés par l’état-major, qui se sent autorisé à mettre en œuvre ses fantasmes militaristes les plus échevelés. Amir Peretz, en particulier, peut-être pour faire oublier ses sympathies passées pour La Paix Maintenant, fait dans la surenchère, en même temps qu’il se laisse aller, au début des opérations, à diverses rodomontades machistes sur le thème « Nasrallah se souviendra du nom d’Amir Peretz ! » Mais en Israël, après un mois de combats et cent morts israéliens, dont les deux tiers de soldats, et jusqu’à la proclamation du cessez-le-feu, la prise en charge de la guerre par la société reste impressionnante, l’autocensure et la censure des dissidences et dissonances remarquablement efficaces.

Tandis que les ténors de la gauche sioniste, Yossi Beilin en tête, se félicitent de ce que cette guerre soit la plus juste et la plus morale qu’Israël ait jamais menée, le gouvernement israélien peut compter sur le substrat, accumulé durant des années, d’incitation au meurtre et de déshumanisation de l’Autre, qu’il soit palestinien, libanais, musulman ou chrétien, arabe ou iranien. Car en Israël, où les tribunaux civils ignorent la peine capitale, la pratique massive et continue de l’exécution extrajudiciaire, les assassinats dits « ciblés » (ils sont la plupart du temps fort mal ciblés et font donc un nombre incalculable de victimes parmi les civils, comptés comme « dommages collatéraux », qui ont le malheur d’être à proximité des cibles), c’est-à-dire l’assassinat pur et simple, est devenu le substitut à toute pensée politique, dans un glissement culturel qui éloigne la société israélienne du modèle européen et l’enracine dans le schéma américain du meurtre d’Etat en tant que fondement de l’ordre social.

Le plus choquant, dans ce contexte, c’est l’acceptation tranquille, par l’essentiel de la société israélienne, gauche sioniste incluse, de la logique de la punition collective, et la répétition, plus d’un demi-siècle après 1948, de l’expulsion de près d’un million d’êtres humains de leurs foyers, dans une myopie historique où l’indigence intellectuelle le dispute à la sécheresse du cœur et où la haine et la soif de revanche provoquent, jusqu’au sein des soi-disant élites, une crétinisation généralisée. Comment ne pas comprendre que les exactions israéliennes au Liban ne peuvent que cristalliser chez les Libanais eux-mêmes une rancune populaire, une haine qui va peser lourd dans l’avenir de cette région ?

L’incohérence, le commencement de la dérégulation, c’est le tournant brutal de la position américaine. Ç’avait en effet été un axiome transatlantique que l’arrêt des violences était un préalable à toute négociation. C’était la base du rapport Mitchell, c’est le principe sur lequel repose la « feuille de route », et l’absence de solution politique à la question palestinienne, c’est-à-dire la perpétuation du conflit israélo-arabe pour des années, voire des décennies, était devenue dans les think-tanks washingtoniens un véritable dogme, appuyé sur le postulat israélien qu’il n’y a pas de partenaire pour une négociation.

Avec cette guerre, nous assistons à un spectaculaire infléchissement du discours impérial, à l’éclosion d’une nouvelle doctrine. C’est sans doute le résultat du poids croissant de l’idéologie, du messianisme et de l’esprit de croisade de l’après-11septembre, qui fait que la politique américaine est en train de perdre le pragmatisme qui l’a longtemps caractérisée, et qu’elle s’inscrit désormais dans des formules incantatoires martelées ad nauseam, qui changent selon la conjoncture, mais s’expriment toujours avec un dogmatisme extrême. De quoi faire pâlir d’envie feu le Komintern.

Ce naufrage dans la dogmatisation, clairement audible au cours de la conférence de presse conjointe du président américain et du Premier ministre britannique, après deux semaines de destruction du Liban, énonce désormais que la guerre doit se poursuivre, non seulement jusqu’à la mort de tous les méchants (« nos objectifs »), mais jusqu’à la mise en œuvre d’une solution politique globale et l’instauration d’une paix globale dans l’ensemble du Grand Moyen-Orient démocratisé !

Il est vrai que la guerre et le respect que les hommes politiques doivent manifester aux familles des victimes de leurs politiques de guerre ne favorisent pas vraiment la réflexion, la nuance et l’autocritique, et qu’en période de conflit, toute hésitation peut servir l’ennemi. Mais la simplicité (biblique ?) du nouveau discours masque mal la duplicité des démarches engagées. Considérons, dans ce contexte, les valses hésitations américaines (et européennes) à propos du cessez-le-feu. Tout d’abord, l’administration américaine refuse. Pas de cessez-le-feu avant d’avoir réalisé « nos objectifs ». Ensuite, elle commence à négocier avec la France, mais en prenant son temps, un projet de résolution pour le Conseil de sécurité. Ce projet traîne, les désaccords sont nombreux, la Chine et la Russie veulent le modifier, le gouvernement libanais, comme le Hezbollah, la Syrie et l’Iran, le désapprouvent totalement, puisqu’il n’exige même pas le retrait des forces d’occupation israélienne du territoire libanais. Le gouvernement israélien, pour sa part, annonce qu’il entend continuer ses opérations jusqu’à l’installation effective de la nouvelle force internationale. La proposition libanaise de déployer 15 000 soldats de l’armée régulière dans le sud, et de les faire épauler par une FINUL revigorée, pourtant soutenue par le Hezbollah, n’a pas l’heur de plaire à l’envahisseur et à ses protecteurs américains, qui mettent en garde contre le « vide » qui risque de se créer dans le cas d’un cessez-le-feu immédiat. Accord par conséquent inopérant et inapplicable, dont l’immatérialité assure la poursuite de l’agression israélienne. Une semaine plus tard, après un mois de guerre, le Conseil de sécurité propose un projet de résolution amendé, qui prévoit le déploiement de 15 000 soldats libanais au sud du Liban, soutenus par une force internationale. Mais le cabinet israélien, qui vient de voter la poursuite et l’extension des opérations terrestres, annonce tout à la fois son acceptation du plan et la poursuite de la campagne militaire : destruction des routes et des ponts sur tout le territoire libanais, bombardement systématique des véhicules, destruction d’immeubles, faisant des centaines de morts et de blessés parmi les civils, tandis que les forces israéliennes tentent de prendre le contrôle d’une bande frontalière s’étendant jusqu’au Litani. L’extension des opérations terrestres, qui provoque les premières tensions au sein du gouvernement israélien, s’avère pourtant un cuisant échec : des dizaines de soldats israéliens y trouvent la mort, et le Hezbollah parvient à lancer de nouvelles roquettes sur le nord d’Israël à partir des villages mêmes du sud Liban que le commandement israélien prétend contrôler.

A partir du 13 août, et de l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, commence sur la scène politique israélienne un autre chapitre : celui des comptes. Entendez, des règlements de compte. Car les objectifs proclamés du tandem Olmert-Peretz n’ont pas été atteints, et le sentiment général, non seulement dans l’ensemble de la région, mais en Israël même, est que le pays vient de subir sa première défaite militaire. Dans le quotidien Haaretz, Gideon Levy s’en félicite, soulignant que les victoires militaires israéliennes du passé n’ont fait qu’encourager l’irréalisme politique et l’ivresse de la force, formulant le vœu que cette déroute ouvre la voie à la reprise des négociations. Mais il ne cache pas son inquiétude face à la possibilité que les militaires israéliens veuillent compenser leur humiliation au Liban en redoublant de férocité dans la bande de Gaza et en Cisjordanie, où aucun cessez -le-feu n’est intervenu, en dépit du fait que le Hamas observe scrupuleusement la trêve unilatérale, et est même parvenu a imposer à ses franges armées l’arrêt des tirs de roquettes Qassams. Une semaine après la fin officielle des combats, et une grossière violation israélienne du cessez-le-feu, condamnée par l’ONU, mais pas par la Maison Blanche, l’armée kidnappe le secrétaire général du gouvernement palestinien et inculpe le président du Parlement, enlevé quelques semaines plus tôt, pour « appartenance à une organisation illégale ».

Bush a beau annoncer, au lendemain du cessez-le-feu, qu’Israël a gagné la guerre, et que le Hezbollah, instrument de l’axe du Mal, a été vaincu, personne dans la région ne le croit. Dans son discours apologétique devant la Knesset, le jour même où le cessez-le-feu entre en vigueur, Olmert promet, avec des intonations qui rappellent la morgue texane du président américain, d’assassiner Nasrallah à la première occasion venue, tandis que l’ensemble de la classe politique évoque le caractère inévitable, voire indispensable, d’un nouveau « round ». Mais en dépit du soutien de la Maison Blanche, qui entend imposer la fiction de la victoire israélienne sur le Hezbollah, l’opinion israélienne dans son ensemble perçoit la campagne comme un échec, et commence à demander des têtes. Dan Haloutz, le chef d’état-major, grand architecte des opérations, risque d’être le premier fusible : n’a-t-il pas pris le temps de passer à sa banque et d’y vendre 30 000 dollars d’actions boursières trois heures après l’enlèvement des soldats sur la frontière libanaise, c’est-à-dire quelques heures avant qu’il ne préside lui-même au déclenchement de la guerre, et accessoirement à la dévaluation de ces actions ? Transaction routinière et sans rapport avec la situation militaire, rétorque Dan Haloutz, mais la levée de boucliers, de droite à gauche de l’échiquier politique et jusqu’au sein de l’armée elle-même, rend son avenir hasardeux. Mais celui de l’actuel Premier ministre ne semble pas beaucoup plus prometteur. L’échec est unanimement associé à l’échec de l’unilatéralisme, et Olmert lui-même annonce qu’il va revoir la copie de « convergence », le Plan de retrait unilatéral de Cisjordanie sur lequel il a été élu, et que même son propre parti ne défend plus. Amir Peretz, qui déclare que l’armée ne l’avait pas mis au courant de l’existence des missiles du Hezbollah, et multiplie les déclarations contradictoires, cède à la pression populaire et médiatique et nomme une commission d’enquête gouvernementale, qui interrompt rapidement son travail face à l’exigence d’une commission d’enquête officielle en lieu et place d’une commission nommée par les principaux accusés. A l’instar de ce qui s’était passé au lendemain de la guerre d’octobre 1973, un mouvement de réservistes se constitue pour demander la démission du Premier ministre et du ministre de la Défense, tandis que le ministre de la Justice Haïm Ramon, mis en examen pour harcèlement sexuel, démissionne ; que le ministre Tsahi Hanegbi fait face à une nouvelle offensive du parquet pour des faits anciens, et que la police se saisit des ordinateurs du président de l’Etat dans une autre affaire de harcèlement et de chantage.

Derrière les invectives proférées par Washington à l’encontre de Damas, il y a une oscillation stratégique entre la tentation néoconservatrice du renversement du régime et la peur américaine de l’alternative, sans doute islamiste d’une façon ou d’une autre. Le Liban tout entier, où la classe politique s’était positionnée par rapport à la première option, a été déstabilisé depuis bientôt deux ans par cette indécision. Le gouvernement syrien a fait le gros dos pendant un mois face aux provocations israéliennes sur sa frontière, gardant le profil le plus bas possible, et Bachar el-Assad a attendu le lendemain du cessez-le-feu pour prendre la parole et glorifier la résistance dans un discours fleuve, triomphaliste et provocateur, au cours duquel il insulte les chefs d’Etats arabes et traite le gouvernement libanais de ramassis de traîtres et de collabos.

En tout cas, ce sont les Américains eux-mêmes, dans leur indécision, puis dans leur soutien immodéré à l’agression israélienne, qui ont porté un coup mortel à l’hypothèse, certes d’emblée problématique, mais qu’ils avaient eux-mêmes promue, d’une « révolution orange » au Liban, donnant ainsi rétroactivement raison au cheikh Hassan Nasrallah, qui avait alors déclaré que le Liban n’était ni la Georgie ni l’Ukraine ! En dépit des protestations de soutien américain au gouvernement libanais et au Premier ministre Fouad Siniora, la Maison Blanche est bien en train de détruire d’une main ce que l’autre avait savamment construit !

A la racine de ce désastre, il y a la philosophie politique commune aux dirigeants américains et israéliens, connue sous la dénomination d’unilatéralisme. L’unilatéralisme, c’est la façon de penser et de faire qui découle de l’arrogance coloniale (l’ivresse de la force et le mépris raciste), et elle s’enracine ici dans la passion aveuglante de l’idéologie. Où la symbiose israélo-américaine, l’alliance entre les néoconservateurs et les intégristes évangélistes atteint de nouveaux degrés de profondeur. Le substrat de cette communion, c’est la sanctification du meurtre des Méchants, saint Georges terrassant le Dragon, une foi sans limite en la vertu de la peine de mort. C’est sans doute ce que Bush appelle partager les mêmes valeurs, et il est seulement regrettable qu’il soit inconscient du fait qu’il les partage avec les dirigeants iraniens, puisque l’Iran, la Chine et les Etats-Unis détiennent le record mondial des exécutions capitales.

Les fanatiques de l’Empire n’envisagent donc pas seulement et calmement le recours à la guerre, et la perpétration de crimes de guerre à grande échelle comme instrument de leurs politiques. Ils conçoivent également les négociations comme un processus qui d’emblée exclut d’adversaire. Au Liban, la coalition israélo-américaine veut un accord, mais sans le Hezbollah, sans la Syrie, sans l’Iran !

L’exemple type de l’unilatéralisme global, celui des Etats-Unis, c’est l’invasion et l’occupation de l’Irak sans l’aval de l’ONU, sans le soutien de l’Union européenne, au nom d’une coalition de « volontaires ». L’Etat irakien ayant été littéralement désintégré par l’occupant, l’ennemi n’a plus de nom ni de visage, c’est le « terrorisme », le Mal axial, et contre lui tout est permis. La notion même de négociation n’a pas de place dans ce schéma.

Dans l’histoire récente du conflit au Moyen-Orient, dans la préhistoire de cette histoire, l’artisan de ce que le président américain appelait avec sa coutumière élégance « this shit », c’est l’ancien Premier ministre israélien, le travailliste Ehoud Barak. Elu en mai 1999 sur sa promesse de parvenir à un accord de paix définitif avec les Palestiniens, il signe en septembre de la même année, à Charm El-Cheikh, six ans jour pour jour après la signature, à Washington, des accords dits d’Oslo, un mémorandum où il s’engage à réaliser la paix et la « fin du conflit » avant un an. Puis il entre dans une négociation avec la Syrie qu’il rompt – unilatéralement – parce qu’il conteste le tracé de la frontière entre le mandat français sur la Syrie et le mandat britannique sur la Palestine. Contestation qui porte sur 800 mètres de littoral à l’est du lac de Tibériade. Il entreprend ensuite de se retirer unilatéralement du Liban, refusant de négocier avec l’Etat libanais et/ou la communauté internationale un accord qui aurait permis à l’armée libanaise de se déployer le long de la frontière, et offrant au Hezbollah la posture du libérateur victorieux. Puis il attire la direction palestinienne dans le piège de Camp David, et interrompt les négociations, créant le vide politique et juridique dans lequel la rue va s’engouffrer sous le nom bien trompeur de seconde Intifada : trompeur parce qu’il suggère une initiative, un choix stratégique là où il n’y a eu que réaction et engrenage. Face à l’incapacité de la direction palestinienne à mettre un terme aux affrontements, après un mois de violences, mais bien avant que ne commence la vague d’attentats suicides, Barak annonce que l’OLP, l’Autorité et Yasser Arafat en particulier ne constituent désormais plus des partenaires, posant ainsi les fondements de la politique unilatérale dont Sharon va se faire l’héritier. Six ans plus tard, le même Sharon dont la visite provocatrice au Haram el-Sharif, le 27 septembre 2000, servira de détonateur, mais qui n’était que l’illustration de la revendication énoncée par Barak de placer l’un des trois Lieux les plus saints de l’islam sous la souveraineté d’Israël, se retirera unilatéralement de la bande de Gaza, offrant ainsi au Hamas la posture du vainqueur, et la victoire aux élections législatives palestiniennes qui approchent. A chaque étape, il s’agit de choix politiques délibérés. A la lumière des ambitions de Barak de reconquérir la direction du Parti travailliste israélien en capitalisant sur la déconfiture d’Amir Peretz, et de la crise qui n’épargne pas le parti d’Olmert, ce rappel n’est pas superflu. Au lendemain de l’invasion israélienne du Liban, sous l’égide de Sharon, en 1982, les dirigeants israéliens avaient décidé de maintenir leur occupation du sud du Liban, et en 1984 ils avaient déplacé de quelques kilomètres vers le sud la zone soumise à leur occupation directe, utilisant leurs mercenaires de la soi-disant Armée du Liban Sud comme tampons, contre lesquels le Hezbollah fera ses premières armes. C’est à cette occupation, devenue trop coûteuse, que Barak mettra, unilatéralement, un terme. Occupatio interruptus : les retraits unilatéraux sont des actes manqués, il faut toujours revenir ! Dans la bande de Gaza aussi, l’armée israélienne est revenue, bien qu’il n’y ait plus de colonies. La sixième guerre, c’est la preuve par l’échec de l’inanité des démarches unilatérales.

Cet échec est tout d’abord militaire. Certes, ce n’est pas la première fois que la partie matériellement la plus faible remporte la victoire politique. Ç’avait été le cas de la première Intifada. Mais cette victoire était construite sur le déplacement de l’affrontement et la mise en branle de ressorts d’ordres politique, moral, international, en tous cas étrangers au pur déséquilibre du rapport de forces matériel. Ici, et pour la première fois depuis la guerre du Vietnam, c’est sur le terrain même de l’affrontement physique que le faible triomphe, grâce à un ensemble de facteurs qui vont de la motivation des combattants à leur science du terrain, de leur évaluation rationnelle du rapport de forces à leur connaissance de l’ennemi. Il serait cependant erroné et périlleux d’y voir une recette de cuisine pour groupes armés. Le Hezbollah est enraciné dans un terreau social de masse et dans une géographie particulière, et sa lutte s’insère dans un contexte géopolitique qui n’est pas mécaniquement exportable ou transposable. A cet égard, l’enthousiasme compréhensible de l’opinion populaire palestinienne pour la résistance libanaise et son leader charismatique risque d’être mauvaise conseillère, de conforter l’illusion que tout est question de volonté, et d’encourager un mimétisme tout à fait en porte-à-faux par rapport à la réalité palestinienne.

Il reste que pendant un mois, et en dépit des crimes de guerre quotidiennement commis par l’armée israélienne, dans la bande de Gaza comme au Liban, la communauté internationale a laissé faire Israël, dans une impunité sans précédent, avec une complaisance qui dépasse encore les deux poids deux mesures auxquels des décennies de conflit israélo-arabe nous avaient habitués. Il ne faut pas y voir seulement la soumission universelle à l’ordre américain, ni la mauvaise conscience européenne à l’égard de ceux qui se présentent comme les ayants droit des victimes du génocide nazi. Car si les dirigeants israéliens ont clairement placé leur agression dans le cadre de la guerre américaine contre l’Axe du Mal, ils bénéficient aussi, en Europe, de la peur et de la haine qu’inspirent à la classe politique tous les mouvements qui se réclament de l’Islam dans le champ politique, et en particulier le Hamas et le Hezbollah.

Car contre l’islamisme (un concept fourre-tout fait d’amalgame entre tous les islams, construit sur une fausse polarisation entre radicaux et modérés, entre fondamentalistes et réformistes, sur l’ignorance du modèle turc et la diabolisation du Hamas et du Hezbollah indûment assimilés à Ben Laden ou au GIA), tout est permis, tout devient légitime, comme lorsque Saddam Hussein envahissait l’Iran avec les encouragements de l’Europe et des Etats-Unis, comme en Algérie après 1992 et l’interruption du processus électoral.

On ne peut pour autant, en défaisant ces amalgames, faire l’économie de la critique radicale de l’islam « sunnite » caricatural : des Talibans et d’al-Qaïda, du GIA et de tous ceux, de l’Egypte au Pakistan, qui professent l’intolérance religieuse et la xénophobie (y inclus un antijudaïsme inspiré de l’Europe et parfaitement étranger à l’héritage classique des sociétés islamiques) tout en posant des bombes dans les mosquées chiites. Ils constituent l’alibi permanent et les partenaires indispensables de leurs ennemis déclarés : effet-miroir, tango mortel dont les peuples, et tout particulièrement les peuples du monde musulman, sont les otages et la proie.

Il faut donc répéter le refus de l’alignement, de la fausse alternative, de l’identification forcée avec l’un des deux. La grossièreté de l’alignement américain sur la politique criminelle d’Israël renforce et crédibilise le discours des « jihadistes », et la pusillanimité des Européens reconstitue le concept d’Occident, qui nous renvoie à cette guerre des civilisations qu’il s’agit justement de conjurer. Au-delà de ces régressions, de cette croissance de la haine et de cette accumulation de l’amertume, au- delà de la rancune, du ressentiment et de la soif de vengeance, quelles perspectives cette guerre inachevée aura-t-elle dégagées ? L’administration américaine, dont les « objectifs » n’ont pas été atteints par son protégé israélien, va-t-elle tenir sa promesse d’œuvrer pour une paix globale et définitive dans la région, et peut-elle ou veut-elle, au-delà de la reconstruction du Liban, imposer au gouvernement israélien un retour à la table des négociations avec les Palestiniens ?

Cette question soulève celle du rapport entre la Palestine et le Liban, entre le 25 juin et le 12 juillet, entre le Hamas et le Hezbollah. Et l’Irak, dans tout ça ? Dans Haaretz, après quinze jours de combats, Danny Rubinstein écrit que la guerre du Liban est une métastase de la question palestinienne. Ne sommes-nous pas les témoins passifs d’un théâtral élargissement de la confrontation, où les divers fronts déjà articulés de façon modulaire sont en passe d’opérer une jonction, voire de fusionner, en dépit des différences considérables de structure, de nature, et de quantités impliquées dans chacun des contextes micro-nationaux ? Dans la perception populaire, la guerre au Liban, en Palestine et en Irak est déjà une seule guerre, contre le même ennemi, et c’est l’Islam qui sert de bannière à la résistance. Bagdad, ville martyre, a connu une manifestation de masse pour le Liban. Des adolescents de Gaza, admirateurs de la résistance libanaise, crient : « Nous sommes tous chiites ! » Ce ne sont pas là que des péripéties. Se pourrait-il que l’Empire, à son corps défendant, soit en train de structurer l’unité des peuples du « Grand Moyen-Orient » en galvanisant leur refus de s’y soumettre ? Il est sans doute trop tôt pour le prédire, et des avancées diplomatiques réelles sur le front palestinien (dont on ne voit guère aujourd’hui les prémices) pourraient sans nul doute désamorcer cette fusion, et en atomiser à nouveau les composantes. Mais la tendance est là, lourde, inscrite dans la sanglante utopie fantasmée à Washington et enracinée dans des intérêts stratégiques et économiques réels et considérables. Les Européens et les Etats arabes auront-ils la clairvoyance et le courage requis pour peser sur leur suzerain américain et empêcher le pire ?

Il reste, en tout cas en Europe, que l’écart s’accroît entre les opinions et la société officielle, entre le discours sionisant et/ou atlantiste des élites et le ras-le-bol grandissant des opinions publiques face à l’arrogance et à la brutalité des pratiques israéliennes. Historiquement, c’est dans ce type de hiatus, dans ce vide, que le fascisme européen a trouvé son espace vital. Au Moyen-Orient, ce divorce est depuis longtemps consommé, mais les événements d’Irak, de Palestine et du Liban ne peuvent qu’approfondir le fossé de peur et de méfiance entre les Etats et les sociétés. Quel que soit l’avenir du fragile cessez-le-feu instauré au Liban, c’est bien ce gouffre-là qui risque de tous nous engloutir. 

Ramallah, 23 août 2006.